Actes de la réunion de travail de l’AGAUREPS-Prométhée du 20 décembre 2004
Du « bon usage » du sociétal
L’omniprésence de ce qu’il est convenu d’appeler les questions sociétales constitue un élément caractéristique du débat politique et idéologique actuel. Si l’on se fie à l’impact médiatique que celles-ci rencontrent depuis maintenant plus d’une décennie, on pourrait aisément estimer que les questions sociétales représentent une préoccupation fondamentale pour la plus grande partie de la population française.
D’autres ne partagent pas ce point de vue et considèrent qu’il s’agit tout au plus d’un simple phénomène de mode. Cette distorsion provient pour partie de la grande difficulté qu’il y a à appréhender la nature des enjeux relatifs aux questions sociétales. Il n’existe pas de consensus en la matière : le sociétal fait l’objet d’interprétations divergentes.
Il est vrai que les questions sociétales ne sont pas facilement transposables sur l’échiquier politique. Elles n’obéissent pas forcément à la logique induite par les repères traditionnels auxquels nous sommes accoutumés. C’est ainsi qu’un des dirigeants politiques parmi les plus sociétalement avancés est certainement Alain Madelin alors que les préoccupations sociétales sont souvent réputées comme étant de gauche. Il serait pertinent de se demander quelles sont les répercussions de ces questions sociétales sur les clivages politiques institués. Le sociétal les conforte-t-il ? Se contente-t-il de les renouveler ? Ou au contraire a-t-il à les transcender ?
▲ Circonscrire le champ du sociétal
La prise en considération des questions sociétales nécessite préalablement qu’un effort soit entrepris afin de les définir clairement et d’en délimiter le champ, au risque de les transformer en objet de débat non identifié. Que signifie le néologisme sociétal ? De quoi en retourne-t-il vraiment dès lors que l’on utilise le terme ?
En esquisser une définition un tant soit peu claire et précise n’est pas chose aisée. Le sociétal concerne des sujets dits « de société ». L’expression regroupe des thématiques ayant trait aux comportements de l’individu et à l’évolution des mœurs de la société. Il s’agit d’un domaine en prise directe avec les modes de vie. Pour illustrer notre propos, on peut citer, sans viser pour autant à l’exhaustivité, des exemples concrets en établissant quelques unes des grandes catégories des questions sociétales.
Nombreuses sont celles qui mettent en jeu la conception de la famille : le couple (mariage, concubinage, PACS, divorce), les enfants (adoption). Dans un domaine connexe, les débats relatifs à la condition de la femme se trouvent au premier plan : parité, contraception, avortement ou mixité. D’autres s’expliquent par l’émergence d’aspirations à davantage de liberté, voire à des revendications libertaires à l’image du débat surmédiatisé de la dépénalisation de la consommation du cannabis.
C’est également dans une optique proche de respect de la vie privée (au regard des progrès technologiques, notamment de l’informatique) et de la protection des libertés individuelles que sont mises en débat des thématiques sociétales. Les enjeux éthiques n’en sont pas absents : réflexion sur le sens de la vie, la dignité de l’existence humaine, sur la nature du vivant, sur la fin de la vie (euthanasie).
Les préoccupations sociétales ont tellement le vent en poupe que les qualifier de mode ne poserait pas de difficultés majeures. Comment expliquer cette tendance lourde observable dans la majorité des sociétés industrialisées ? La situation de la France ne constitue à cet égard ni une singularité ni une exception.
On peut avancer l’idée que cela correspond à une volonté croissante de libérer l’individu de pesanteurs traditionnelles, dont certaines pourraient être aisément qualifiées de traditionalistes. Le besoin de s’émanciper de carcans se fait puissamment sentir à cet effet. Il n’est pas indifférent de constater à cet égard que beaucoup, d’une manière directe ou par des chemins de traverse, interrogent la conception et la structuration de la cellule familiale. Il est vrai que certains considèrent la famille comme un cadre étouffant, voire même opprimant, alors que d’autres estiment qu’elle reste cependant une valeur refuge incontournable et indépassable. C’est ce paradoxe qui explique partiellement le caractère à la fois ambigu et passionnel de quelques uns des débats sociétaux.
On peut néanmoins s’interroger sur la nature ambivalente d’une telle évolution. Sous couvert d’émancipation ou d’autonomisation, ne peut-on pas au contraire pointer la tentation de vouloir régenter la vie privée et les modes de vie du plus grand nombre ? Cela ouvre sans conteste de dangereuses potentialités de contrôle de la vie privé des individus, ce dont précisément Hannah Arendt avait fait une des caractéristiques majeures du concept de totalitarisme. C’est de cette manière que la vie privée des gens est facilement livrée en pâture et peut faire facilement l’objet d’instrumentalisation à des fins partisanes ou intéressées.
Le paradoxe ainsi décelé renvoie à la fonction de la Loi dans la sphère privée. Quel doit être le degré d’intervention du pouvoir politique et du législateur en ce qui concerne la régulation des modes de vie relevant principalement du libre choix de l’individu ? En la matière, la réalité n’est pas aussi tranchée que l’on voudrait le croire par commodité ou par dogmatisme. On peut considérer à juste raison qu’il s’agit d’un nécessaire volontarisme pouvant et devant s’exercer dans le champ des mœurs ; a contrario, il est également possible de déceler une insupportable dérive vers un système à l’américaine caractérisée par une judiciarisation accrue des relations humaines.
Un paradoxe supplémentaire peut être relevé : il concerne la nature de l’ensemble de ces questions sociétales. Elles peuvent se subdiviser en deux grandes catégories toutes théoriques. Nombreuses sont celles qui mettent en jeu l’individu en tant que tel et pris isolément ; mais non négligeable est le nombre de celles qui interrogent sur le vivre en commun inhérent au fonctionnement d’une société. Cette oscillation entre ces deux pôles, l’individu seul et l’individu en société, rend plus complexe l’appréhension et le traitement du sociétal.
▲ Une nécessaire articulation entre sociétal et social
Une étape supplémentaire doit cependant être franchie dans l’entreprise de définition de la notion de sociétal. Elle passe nécessairement par l’articulation entre les revendications sociétales et les réalités sociales. L’exercice constitue un enjeu d’importance immédiate.
Il est assez courant de reprocher aux premières d’avoir tendance à étouffer les secondes, et ce au détriment presque exclusif des catégories populaires. Le sociétal serait socialement connoté dans un sens fortement péjoratif. Parmi les arguments régulièrement invoqués, figure le fait que les revendications sociétales émanent en priorité de couches sociales plutôt favorisées. Parmi ces dernières, les désormais célèbres bobos (bourgeois-bohèmes) en sont devenus des figures emblématiques, jusqu’à l’excès, et donc par voie de conséquence évidemment caricaturales.
Difficile de ne pas constater en effet que les revendications sociétales s’adressent préférentiellement à des classes moyennes ou supérieures. Pour autant, il n’est pas dit qu’elles ne puissent pas faire partie des préoccupations quotidiennes, certes parmi d’autres qui sûrement recouvrent un caractère plus urgent, des catégories populaires. L’antagonisme entre les deux n’a rien d’automatique et de fatal. L’opposition peut être facilement surmontée dans bien des cas, pour peu que l’articulation entre d’une part, revendications sociétales, et d’autre part, préoccupations sociales quotidiennes, s’effectue convenablement et harmonieusement.
On ne peut pas penser cette nécessaire articulation en minimisant l’ampleur de l’altération qu’a connue ces dernières décennies l’exigence sociale. Pour des raisons d’ailleurs variées : le triomphe de l’idéologie libérale, le retour à des formes de charité et de compassion au nom de la tyrannie des bons sentiments, la préférence accordée au maintien de la paix sociale au détriment de l’ambition de transformation sociale, la dévalorisation de la valeur d’égalité qui est, soit remplacée par celle d’équité, soit grossièrement caricaturée en égalitarisme de mauvais aloi.
Il ne fait pas de doute qu’une étape supplémentaire dans le délabrement de l’impératif social fut franchie avec le primat accordé aux revendications sociétales. Mais cela n’a constitué qu’une raison parmi d’autres, et il n’est même pas assuré que cela se soit révélé l’élément le plus déterminant dans le processus d’affaissement de l’exigence de transformation sociale. C’est plutôt la façon dont a été utilisée la notion de sociétal qui a posé problème, pas forcément le sociétal en lui-même. Son utilisation abusive ou sa substitution insidieuse aux réalités sociales quotidiennes se sont accompagnées de dommages collatéraux ou d’effets secondaires non désirés.
Il est en effet nécessaire de veiller avec attention qu’au travers des questions sociétales on n’en vienne pas à survaloriser de manière indue la situation immédiate de l’individu au détriment des considérations de classe. La déconnexion s’avérerait préjudiciable à tous points de vue. L’opération ferait le jeu de l’idéologie libérale qui, pour promouvoir ses intérêts, s’échine à concevoir la société comme une addition d’individus isolés les uns des autres et non comme une structure composée de groupes sociaux solidaires. L’atomisation de revendications particulières ou particularistes rend aléatoire l’expression de l’intérêt général.
On obtient de la sorte la confirmation du paradoxe relevé précédemment : le sociétal ne doit pas se contenter de promouvoir l’individu isolé, mais s’évertuer à considérer l’individu en société. Sociétal et individualisme ne doivent pas avancer de concert.
▲ Les dangers du sociétal à tout crin
Le risque existe cependant d’utiliser de manière quelque peu excessive ces sujets sociétaux comme un moyen d’occulter les débats de fond. Les Verts, et de manière encore plus globale l’ensemble de la mouvance libérale-libertaire, ont fait leur, sciemment nous semble-t-il, ce stratagème d’évitement à l’occasion des dernières consultations électorales.
Nous nous souvenons que trop de l’instrumentalisation de la question de la dépénalisation de la consommation de cannabis au moment de la campagne des présidentielles de 2002. De ce fait, les interrogations que se posaient à juste titre la majorité des Français ne furent abordées qu’avec parcimonie quand, pire encore, elles n’étaient pas ringardisées non sans un zeste de mépris social plus ou moins avéré.
D’un côté la mise en exergue répétitive de la dépénalisation de la consommation de cannabis abondamment relayée par la chaîne cryptée Canal +, de l’autre le pilonnage systématique de la thématique de l’insécurité abordée par sa pente purement démagogique et complaisamment alimentée par la machine de guerre TF1, et voilà comment les débats de fond furent superficiellement abordés ! Comment s’étonner dans ces conditions de la montée préoccupante de l’abstention et de la floraison des votes en faveur des extrêmes qui conduisirent au cataclysme du 21 avril…
Et pour les élections européennes de juin 2004, bis repetita ! Pendant que certains s’agitaient comme des cabris en clamant fort benoîtement Europe sociale !, d’autres monopolisaient l’attention en organisant à grand renfort de publicité le premier mariage homosexuel. Et qui parla des questions fondamentales relatives à la construction et au fonctionnement de l’Union européenne ? Bien peu de monde malheureusement, alors que venait d’avoir lieu un mois plus tôt un élargissement conséquent avec l’arrivée de 10 nouveaux états et que se profilait à l’horizon un projet de constitution gravant dans le marbre des politiques libérales…
Un autre danger consiste à détourner de sa nature profonde un sujet en le transformant en question sociétale. Cette inversion de perspective, pour habile qu’elle puisse apparaître au premier abord, n’en demeure pas moins hasardeuse et redoutable. C’est de cette manière détournée que la laïcité est parfois remise en cause dans ses fondements mêmes. Il est vrai cependant que d’autres ne prennent pas ces précautions d’usage et l’attaquent frontalement.
Les polémiques à propos du bien-fondé d’une loi interdisant tout signe religieux à l’Ecole ont fourni l’occasion de dérives similaires. Pour les adversaires résolus d’une telle loi et qui se trouvaient le plus souvent à gauche, ou plus exactement de certaines mouvances bien identifiées, (comme si la laïcité ne faisait pas partie intégrante du patrimoine de gauche !), il s’agissait à la fois de préserver la liberté de l’individu et d’affirmer des modes d’expression religieuse ou culturelle. En somme, de transférer les enjeux du débat dans le domaine sociétal. En négligeant de la sorte ce qu’est en réalité la laïcité : une exigence républicaine fondamentale et une valeur sociale primordiale visant à l’égalité, dont la finalité conjointe est de permettre le vivre-ensemble en s’émancipant de la prégnance des dogmes religieux. C’était donc méconnaître que la laïcité constitue un des piliers les plus solides sur lesquels s’est affirmée la République sociale.
Ce glissement dénaturait profondément le concept de laïcité. Il se fondait sur une confusion supplémentaire à propos des libertés que la question induisait et mettait en jeu. La distinction entre liberté de conscience, liberté religieuse et liberté d’expression n’était pas nette pour beaucoup d’opposants à une loi. Ce qui ressort de la sphère privée et ce qui appartient au domaine public ne peuvent être traités de la même manière.
▲ Pour autant, les questions sociétales ne sont pas anodines…
En dépit de toutes les préventions ainsi formulées, et qui pourraient parfois donner l’impression d’un réquisitoire en règle, les questions sociétales ne peuvent être examinées par le petit bout de la lorgnette. Leur importance, croissante, ne saurait être minimisée ou hâtivement évacuée. Elles dessinent en filigrane des visions de la société. En fonction des approches retenues, et nous avons tenté de montrer qu’il existait réellement des alternatives en la matière, les modes d’organisation de la société que l’on promeut de la sorte se révèlent véritablement antagonistes.
Un traitement inapproprié des questions sociétales peut conduire à une parcellisation des droits, et donc des devoirs. Une conception communautariste de la société en découle automatiquement. Les revendications sociétales glissent facilement d’une demande légitime du droit à la différence à une sollicitation plus contestable d’une différence des droits. La confusion peut paraître d’autant plus dommageable qu’en certaines occasions c’est le droit à l’indifférence qui s’impose.
La dimension normative de la loi égale pour tous est de la sorte battue en brèche par des dynamiques abusives de contractualisation négociée avec des individus ou des groupes sociaux restreints. Le vieux principe (en réalité pas si vieux que cela car il ne date que de deux siècles…) qui a pourtant fait ses preuves d’une république « une et indivisible » est de la sorte récusé. La société est par conséquent conçue comme une juxtaposition de communautés, favorisant la conception anglo-saxonne du salad bowl au détriment de l’intégration républicaine à la française.
Les questions sociétales possèdent l’intérêt d’être en mesure d’ouvrir la voie à des interrogations prometteuses. La mise en questionnement des fondements judéo-chrétiens de notre société, encore trop souvent communément admis par la force de la tradition, s’avère la bienvenue en plusieurs circonstances. L’évolution et l’adaptation de la famille aux réalités vécues sont souhaitables : c’est sans tabous ou préventions moralisantes que les débats doivent être menés en la matière.
Il peut s’agir également d’un instrument efficace et approprié pour que la moitié de l’humanité endémiquement victime de discriminations, les femmes, puisse porter sur le devant de la scène leurs légitimes, et parfois urgentes, revendications. Le sociétal nous semble à même de contribuer à donner un souffle nouveau au féminisme.
Certains débats de fond sociétaux, certes d’approche extrêmement ardue, doivent avoir pour fonction de favoriser la vulgarisation à l’usage du grand public de questions éthiques ou scientifiques touchant de façon concrète au quotidien de chacun. Les interrogations sur le vivant, sa nature ou son sens, se situent au premier plan médiatique. L’eugénisme, le statut de l’embryon, le clonage humain qu’il soit à visée thérapeutique ou reproductive, l’assistance médicale à la procréation en constituent quelques exemples parmi les plus significatifs.
Toute société se structure par la mise sur la place publique de tels débats éthiques qui touchent de façon intime au vouloir vivre ensemble de chacun de ses membres. Toute société renforce sa cohésion et fortifie le lien social par une réflexion renouvelée sur des sujets qui ne manquent pas de survenir à intervalles réguliers. Au risque de verser dans l’anachronisme, nous pourrions dire que les questions sociétales ne constituent nullement une nouveauté : sous des formes différentes, avec des problématiques distinctes, avec des enjeux évidemment d’une autre nature, elles ont déjà existé et scandé l’évolution des groupes humains depuis l’Antiquité.
Il convient de ne pas occulter les liaisons parfois houleuses entre le développement de la technique et le fonctionnement de la démocratie. Le progrès technologique et scientifique ne conduit pas forcément à la préservation des libertés individuelles ou à une meilleure expression de la souveraineté populaire. Ces questions ne doivent pas devenir le monopole d’experts plus ou moins autorisés qui par leurs compétences reconnues tendent à déposséder le citoyen de sa part inaliénable de souveraineté. Les citoyens doivent se saisir sans complexe de ces questions sociétales, soit par la médiation du politique, soit directement. L’accélération du progrès technique octroie une acuité renforcée à ces interrogations.
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Entre adhésion inconditionnelle et rejet de principe, il nous semble que la réception des questions sociétales puisse emprunter une voie médiane. Elles doivent s’inscrire dans un projet global, tant social que politique, et ce dans la plénitude des termes utilisés. Les questions sociétales ne peuvent se réduire à des revendications particularistes. Les enjeux sociaux, économiques, culturels, scientifiques et moraux, en un mot politiques, sont trop importants pour être éludés. Elles dessinent un large éventail à même de structurer les débats du champ politique.
En aucun cas, les questions sociétales n’ont vocation à transcender les clivages politiques, ou pire encore à les effacer. Elles doivent au contraire s’articuler autour de projets de société globaux. La dissociation des thématiques sociétales d’avec les enjeux sociaux, trop souvent effectuée, pose problème. L’autonomie du sociétal vis-à-vis du social constitue un réel danger. C’est en cela qu’il y a risque d’un usage inapproprié des questions sociétales.
Pour autant, il est incontestable que le sociétal est amené à faire évoluer les habituels clivages politiques. De nouvelles lignes de démarcation émergent, parfois véritablement surprenantes, à défaut d’être totalement illogiques pour peu que l’on veuille se donner le temps d’approfondir l’analyse. C’est ainsi que les convergences observables entre Madelin et Cohn-Bendit possèdent des racines idéologiques facilement identifiables. D’où l’intérêt d’un « bon usage » du sociétal qui doit concourir, dans les limites de son champ d’intervention, à insuffler une dynamique rénovée au contenu d’un projet de gauche. L’enjeu consiste à rassembler des approches par définition parcellisées et éclatées afin de les inscrire dans un projet républicain et social cohérent.
Francis DASPE
Membre de l’AGAUREPS-Prométhée
(Association pour la Gauche Républicaine et Sociale – Prométhée)
Janvier 2005